Le tango canción, Carlos Gardel et les autres

En même temps que les bases musicales sont jetées par la Guardia vieja et améliorées par la Guardia nueva, naît le tango chanté. Il sera l’ingrédient final qui amènera le tango vers son premier âge d’or.
Mais il manque un mythe ! Il sera incarné par son porte-parole, ou plutôt son porte-chanson : Carlos Gardel, le passeur…


Carlos Gardel

Passeur, parce qu’il donnera ses lettres “convenables au tango, ce qui amènera toutes les classes sociales – et donc aussi et surtout la bourgeoisie – à se reconnaître dans les thèmes abordés dans les textes, des poèmes écrits par autant de poètes. Passeur aussi parce qu’il fera «monter le tango des pieds à la tête» comme le dira le grand poète argentin Enrique Santos Discépolo, auteur de nombreux tangos réalistes dès le début du XXème siècle.

Fils d’immigrée française (Berthe Gardès), Charles Romuald Gardès est né de père inconnu à Toulouse le 11 décembre 1890. Sa mère embarque pour Buenos Aires alors qu’il est âgé d’à peine trois ans. Comme pour tous les immigrés, leur premier refuge est un conventillo (immeuble dont les pièces donnent sur une cour centrale). Dès son plus jeune âge, “el Francesito, débrouillard, fait son éducation dans la rue, la préférant à celle de l’école où cependant il excelle. Très tôt, il gagne quelques pesos en travaillant au marché, comme la plupart des gosses de l’époque. Ce qui lui vaut le surnom de el Morocho del Abasto, le noiraud du quartier de l’abattoir.

Mais chanter l’attire par-dessus tout. De la chorale de l’école aux almacenes (épiceries doublées d’un débit de boisson réservé aux hommes), âgé de treize ans, il y interprète des chansons populaires, les payadas, avec une voix de ténor à laquelle il arrive à donner des inflexions dramatiques. On l’appelle alors el Zorzal, nom sud-américain de la grive musicienne. Durant toute son adolescence, il fréquente les cafés où il rencontre les payadores - tel Higinio Cazón*, mais aussi les théâtres où il côtoie des chanteurs d’opéra de renommée internationale. Cela ne l’empêche pas de rester un enfant de la rue, il parle le lunfardo (argot de Buenos Aires, mélange d’italien et d’espagnol) comme personne, il connaît la débrouille et les lieux (parfois) mal famés. Il y apprend à danser le tango et sympathise avec plusieurs musiciens. Et bien sûr, Carlos chante la nuit dans les cafés, en s’accompagnant à la guitare.

En 1913, âgé de vingt-trois ans, il forme un duo avec José Razzano*, guitariste et chanteur lui aussi. Les débuts sont difficiles avec, parmi d’autres représentations, une tournée en province qui ne rapporte rien. En même temps Gardel enregistre quelques disques, toujours du folklore criollo, pour la firme Columbia. À Buenos Aires, il fréquente assidûment des boîtes de nuit où l’on joue et danse le tango, tel le Palais des Glaces, que fréquentent des bandes de jeunes de bonnes familles (les patoteros) à la recherche de bagarre avec des guapos (voyous) habiles à manier le couteau.

Le succès arrive, enfin ! 

Et puis, fin décembre 1913, un soir, plutôt une nuit, accompagnant un groupe de beau monde passant de café en boîte, Gardel et Razzani arrivent - c’est déjà l’aube - à l’Armenonville. Dans ce luxueux cabaret bâti dans un jardin, Roberto Firpo* au piano et Eduardo Arolas* au bandonéon sont les musiciens attitrés depuis son inauguration en 1912. À la demande générale, le duo chante quelques chansons...
Et l’inattendu se produit !

 

Après les avoir entendus, les propriétaires du cabaret leurs proposent un contrat juteux. À partir de ce moment, Gardel et Razzano comprennent que leur carrière débute vraiment ! Poussés par le succès de leur répertoire criollo, ils passent donc des cabarets aux grandes salles de spectacle, comme le Teatro Colón. Mais ils ne chantent pas encore de tangos devant ce public bourgeois. Pour celui-ci, ce n’est toujours qu’une danse des endroits mal famés.
Rappelons toutefois que des tangos sont déjà chantés, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents.

De contrats en contrats, le succès du duo se confirme, toujours avec leur répertoire criollo. Cependant, Gardel chante des tangos en privé et à une de ces occasions, il rencontre Pascual Contursi* qui deviendra un des grands poètes du tango.
Jusqu’à ce soir du mois d'août 1917 où, à la fin du récital du duo, devant le public bourgeois du théâtre Empire, accompagné à la guitare par José Ricardo*
, Carlos Gardel chante "Mi noche triste"* . Les paroles sont de Pascual Contursi sur une musique de Samuel Castriota, écrites deux ans plus tôt sous le titre "Lita". Et c’est le succès immédiat, d’une musique pour danser, le tango devient une musique pour chanter. Gardel devient celui qui, comme le dit Enrique Santos Discépolo, fait «monter le tango des pieds aux lèvres». Avec sa voix chaude et colorée de ténor baryton, il ajoute un sentiment dramatique sans pour autant verser dans le pathos sirupeux à la mode de l’époque. À cette réussite, s’ajoute un aspect social : venant de la rue, le tango monte sur scène, avec toute la symbolique de la réussite, «on peut s’en sortir !» et Gardel en est l’incarnation avant d’en devenir le mythe.

Très vite, "Mi noche triste" est enregistré, les ventes dépassent toutes les prévisions. Au cours des mois qui suivent, Gardel enregistre d’autres tangos. Mais José Razzano, son associé et ami, préférerait s’en tenir au répertoire de la chanson criolla.
Au début des années vingt, Gardel incorpore de plus en plus de tangos dans leur répertoire, mais qu’il chante seul, Razzano chantant aussi en solo d’autres chansons.
Parmi ces tangos, citons "
Milonguita", musique de Enrique Delfino* et texte de Samuel Linning, considéré comme le premier tango canción dans le sens où la musique est écrite sur des paroles. Citons encore "Flor de fango" sur les paroles de Pascual Contursi*, ou "Mano a mano" sur le texte en lunfardo de Celedonio Esteban Flores* et encore "Margot".
Hélas, à la même époque, Razzano doit se faire opérer à la gorge et, conséquence malheureuse de cette opération, sa voix déclinera, il chantera de moins en moins.

Tournées internationales

Gardel entreprend des tournées internationales dans les pays voisins, puis en 1923, il part en Espagne avec Razzano. Bientôt suivi par d’autres voyages en Espagne, mais seul, à partir de 1925 : d’abord à Barcelone, puis à Madrid où il retournera en 1927 et en 1929. Un disque* de la firme El Bandoneón reprend les tangos de cette époque, dont                               "Echaste buena" et "Malevito" enregistrés en life lors de ses concerts. Par souci de professionnalisme, Gardel a l’habitude de réenregistrer plusieurs fois les mêmes chansons, afin d’en améliorer tant la qualité que l’accompagnement.
En 1925, le duo Gardel-Razzano se sépare, mais lié par leur profonde amitié, Razzano collabore toujours avec Gardel (pendant huit ans encore) en gérant les affaires, organisant ses tournées et choisissant son répertoire. Gardel continue sa carrière de chanteur de tango, accompagné à la guitare par José Ricardo et Guillermo Barbieri* dans un premier temps, auxquels se joindront en 1930 Domingo Riverol
* et plus tard José Maria Aguilar*.
Des orchestres, dont celui de Francisco Canaro* l’accompagnent aussi à l’occasion : "Taconeando", "Confesión", "La Mariposa" et aussi "Silencio"
, véritable message pacifique, composé en 1933 sur les paroles de Alfredo Le Pera*, suite à la visite d’un cimetière militaire de la Première Guerre mondiale.

La gloire venue, les concerts et les tournées rapportent beaucoup d’argent et Gardel dépense sans compter, généreux avec sa mère (qui ne travaille plus) et ses amis.

Très discret sur sa vie privée, il cache sa fiancée, Isabel del Valle; leurs fiançailles dureront douze ans, mais ils ne se marient pas. Cela accentuera encore le mythe – l’homme seul, désespérément seul, avec comme unique amour, celui de et pour sa mère ! En dehors de sa vie d’artiste et de noctambule, Carlos Gardel est aussi passionné par les courses hippiques, au point d’acheter un cheval, appelé Lunático, pas très performant, mais qui donnera le très beau tango "Por una cabeza".

Embarquement pour Paris à l’automne 1928. Gardel reste quatre mois en tournée dans un cabaret de Pigalle, le Florida. Suite à ce succès, il est invité à l’Opéra de Paris en présence du Président de la République. Il chante aussi avec Joséphine Baker dans une soirée de charité. Il lui arrive même de chanter en français – "Parlez-moi d’amour"*, en italien et en portugais. En même temps, Gardel, très actif comme toujours, profite de son séjour pour enregistrer quelques disques.
À la fin des années vingt, Gardel rencontre Enrique Santos Discépolo
*, un des grands poètes, tout comme Celedonio Esteban Flores* ou Enrique Cadícamo*. Les textes de Discépolo sont souvent une critique amère de la société – toujours d’actualité ! – comme "¡Qué vachaché!" (Qu’est-ce que ça fout) ou "Cambalache" (Foutoir). Désabusées aussi sont les paroles de "Esta noche me emborracho" (Cette nuit, je me saoule), de "Malevaje" (La pègre) ou de "Yira, yira
(Tourne, tourne) .

Depuis longtemps, le climat politique est instable : par exemple cette Semaine Tragique en 1919 pendant laquelle des ouvriers en grève sont tués, suivie, le jour de leur enterrement, d’un nouveau massacre. Puis en 1921, une répression d’ouvriers en Patagonie fait des centaines de victimes. En 1930, le coup d’état militaire du général Uriburu renverse le Président Yrigoyen, élu en 1928 pour la deuxième fois, après un long passé de lutte pour la démocratie.

Retour au cinéma, des rôles taillés sur mesure !

À cette époque, en plus de ses tournées en Europe et en Amérique latine, Carlos Gardel, devenu une star internationale, refait du cinéma. En fait, il avait déjà joué et chanté en 1917 dans un film muet, "Flor de Durazno" et même si son jeu d’acteur n’était pas excellent, ses mimiques devaient être suffisamment expressives !
Au cours des cinq années suivantes, il tourne une série de courts métrages (1930), puis s’enchaîneront quatre films tournés à Paris, où se trouvent, avec New York, les meilleurs studios de cinéma de l’époque. En 1931, "Luces de Buenos Aires", dans lequel il chante "Tomo y obligo" qu'il a composé pendant les nuits du tournage – ce qu'il aura coutume de faire pour les autres films. Ensuite, à l’automne 1932, toujours à Paris dans les studios de Joinville, il tourne en trois mois "Melodia de arrabal", "La casa es seria" (court métrage) et "Esperame". Il y rencontre Alfredo Le Pera, le scénariste à partir du second film, qui devient aussi le médiateur et l’interprète entre le réalisateur (Louis Gasnier) et lui. En même temps il aménage les dialogues et le script collant au mieux au jeu d’acteur de Gardel. Le Pera l’aidant aussi dans la création des tangos, il s’ensuit une complicité immédiate, l’un entraîne l’autre dans l’écriture des paroles et dans la composition de la musique.

Rencontre décisive, ils ne se quitteront plus jusqu’à leur mort. À l’occasion de ces films, Gardel et Le Pera composent plusieurs chansons dont "Melodia de arrabal", "Silencio" (déjà cité), "Criollita deci que si" ou "Cuesto abajo".

De retour en Argentine en 1933, il fait une tournée dans le pays, puis en Uruguay. Ce sera la dernière fois que le public argentin et uruguayen le verra. Le 6 novembre 1933, il enregistre son dernier tango à Buenos Aires, "Madame Ivonne" .
Et puis, fin 1933, New York ! Une série d’enregistrements dans les studios de la NBC, suivis en mai 1934 du tournage de "Cuesta abajo" dans lequel il chante "Mi Buenos Aires querido", composé avec Le Pera pendant la nuit, comme d’habitude. Il danse aussi le tango "Viejos tiempos". Tout de suite après, ils enchaînent le tournage de "El tango en Broadway", terminé en trois semaines et pour lequel ils créent le tango "Golondrinas" et le fox-trot "Rubias de Nueva York".

Début 1935, tournage de "El día que me quieras" dans lequel joue un gamin de douze ans, au nom encore inconnu de Astor Piazzolla*, suivi du tournage de "Tango Bar". Tous ces films sont toujours basés sur les scénarios assez simples d’Alfredo Le Pera, dans lesquels Carlos joue invariablement le rôle de Gardel, chanteur élégant, aimable autant que séduisant.
Ensuite, Carlos Gardel enregistre en studio dix-sept tangos (tirés de ses films) avec l’orchestre de Terig Tucci* et son dernier tango enregistré, "Guitarra mía", dans lequel il sera seulement accompagné par ses fidèles guitaristes Riverol, Barbieri et Aguilar. De ces enregistrements, citons les plus connus : "Volver"
, "El día que me quieras" , "Arrabal amargo" ou "Amargura" curieusement chanté en espagnol et en anglais. Deux CD reprennent les principaux titres de cette époque : "Gardel en Nueva York"* de l'éditeur El Bandoneón et "Chansons de ses films"* de l'éditeur Music Memoria.

Une fin tragique !

Il adresse un message à la radio destiné au public latino-américain pour annoncer une tournée de promotion pour ses films et ses disques. Ce sont les dernières paroles que l’on enregistrera de lui. Le 25 mars 1935, Carlos Gardel arrive à Puerto Rico. L’accueil est immense, un mois à guichets fermés. Ensuite le Venezuela, la police de Caracas doit lui frayer un chemin et la salle est comble chaque soir. Puis il prend l’avion pour la Colombie, Medellín et Bogotá lui assurent un accueil tout aussi délirant. Et encore une fois l’avion pour Panama, avec escale à Medellín…
En ce matin du 24 juin, au moment de décoller, le drame se joue ! Dans des circonstances restées mystérieuses, alors qu’il roule sur la piste de décollage, l’avion est percuté par un autre et c’est l’incendie. Seuls José Maria Aguilar et deux autres passagers en réchappent. Les autres personnes, dont les deux guitaristes (Guillermo Barbieri et Domingo Riverol), Alfredo Le Pera et Carlos Gardel périssent.
Le corps de Carlos Gardel est rapatrié à Buenos Aires. Comme deux ans auparavant, lors de l’enterrement de l’ex-président Irigoyen, une foule immense suit la dépouille jusqu’au cimetière de Chacarita…



Mais, chut ! Ce n’est pas vrai, il est immortel !
Du reste, ne dit-on pas à Buenos Aires «Carlito cada día canta mejor» ...


Carlos Gardel* a enregistré un bon millier de tangos, les premiers sur cylindres de cire (jusqu’en 1926) et les autres sur disques dès que la technologie l’a permis. Depuis, les rééditions sont nombreuses et parmi elles, la firme El Bandoneón a publié l’œuvre intégrale en vingt et un disques compacts, présents à PointCulture en plus d’une vingtaine d’autres albums.
Un nouveau site (2015) fort bien documenté permet d'écouter l'ensemble de la discographie de Carlos Gardel, avec à chaque fois les paroles et les références discographiques : "Gardel.org - Páginas de Gardel".


 

Les autres interprètes


Carlos Gardel n’est pas le seul à faire «monter le tango des pieds aux lèvres». Même s’ils sont en partie occultés par son succès international, d’autres, chanteuses et chanteurs, sont bien présents : Rosita Quiroga, Azucena Maizani, Mercedes Simone, Libertad Lamarque, Alda Falcón et Tita Merello pour les unes, Ignacio Corsini, Agustín Magaldi, tous les deux rivaux de Gardel, Carlos José Pérez dit Charlo et Hugo del Carril pour les autres. Leur carrière, pour la plupart, se poursuivra bien au-delà de la mort de Carlos Gardel, même jusque dans les années cinquante.

De nombreuses dames...

Rosita Quiroga*, héritière directe des payadores, est une des deux premières chanteuses de tango dans les années vingt. Un journaliste l’appelle la Piaf du faubourg portègne, parce qu’elle aussi a appris à chanter dans la rue. Elle chante en lunfardo dans un style canyengue. Celedonio Esteban Flores* écrit pour elle pendant quelques années, entre autres, "Much acho" et "Viejo coche" . En pleine renommée, elle aide d’autres chanteurs et fait connaître au public Agustín Magaldi.

L’autre chanteuse est Azucena Maizani*. Elle chante d’abord en 1920 avec l’orchestre de Francisco Canaro* (qui la surnomme “Azabache”, couleur de jais), puis le succès arrive en 1923 au Teatro Nacional avec "Padre nuestro". Elle est surnommée la Ñata Gaucha (la Gaucha camuse). Elle chante souvent habillée en homme, comme c’est de mise à l’époque – les hommes quant à eux, sont souvent habillés en pseudo gaucho. C’est une amie de Gardel, elle influence sa manière de chanter et chantera même avec lui en 1933. Enrique Santos Discépolo* trouve en elle l’interprète idéale, elle est la première à chanter " Esta noche  m  e e mborracho " et "Malevaje" . Azucena Maizani compose aussi une douzaine de tangos dont "La canción de Buenos Aires" que Gardel interprètera aussi en 1933.

Mercedes Simone* possède une voix plus grave (mezzo-soprano) et plus lente que les autres chanteuses et ne chante pas en lunfardo, fait rare à l’époque ! Elle débute à Bahía Blanca en 1925, débuts difficiles du fait de son allure plutôt austère, mais sa carrière connaît un grand succès dans les années 1930-1940. Elle compose une douzaine de tangos, écrit entre autres les paroles de "Cantando" . Parmi ses interprétations les meilleures ou les plus connues, citons aussi "Milonga sentimental" en 1932, "Milonga triste" en 1937, "Barrio de tango" en 1943 et "Verdemar" en 1944.

Libertad Lamarque* incarne le modèle féminin de la classe moyenne avec sa voix de soprano (aiguë, donc féminine) et ce qu’on appelle des bonnes manières… d’une femme mariée et soumise. Ce qui ressort de son interprétation de tangos plaintifs et larmoyants, tels "Madreselva", "Lagrimas de arrabal". Elle commence à chanter en 1926 et enregistre des disques qui connaissent rapidement un grand succès. En participant à un concours en 1931 au Teatro Colón, elle gagne le titre de Reine du tango. Elle est aussi comédienne dans les années trente. Puis, en opposition au péronisme, Libertad Lamarque s’exile au Mexique en 1946 et y continue sa carrière de chanteuse et de comédienne - elle joue dans le film "Gran Casino"* de Luis Buñuel*, avant de rentrer en Argentine en 1955. Elle aura enregistré quelque 240 morceaux de musique, accompagnée par des guitares puis par des orchestres dont ceux de Héctor Stamponi* et Juan D’Arienzo*. Nous lui devons les belles interprétations de "Adiós Pampa mia" et "Canción desesperada" .

Alda Falcón* avec sa voix de mezzo-soprano connaît une grande popularité dans les années trente en chantant dans les orchestres d’Osvaldo Fresedo* et surtout de Francisco Canaro*, avec qui elle vit des amours tumultueuses. Elle chante à la radio et en concert tout en enregistrant des dizaines de disques. Puis en 1942, elle se retire définitivement du monde de la chanson en prenant quasi le voile et en menant une vie simple et austère. À écouter : "Secreto", "Yira, yira" , "Yo no sé qué me han hecho tus ojos" .

Tita Merello* est née dans le faubourg de San Telmo, ce qu’elle revendique sans honte dans "Arrabalera" ou dans "Pipistrela". En 1920, âgée de seize ans, elle commence comme chanteuse et danseuse dans une boîte de nuit. Tout en continuant la chanson, elle joue dans des comédies musicales, dans des pièces de théâtre et dans des films (dont "Tango", 1933, premier film sonore argentin). Plutôt que de prendre le ton larmoyant propre à l’époque, elle met humour et moquerie, parfois acerbe, dans son interprétation des textes – en lunfardo sur un rythme plus rapide et syncopé que celui des autres interprètes. Ce dont on peut se rendre compte en écoutant "Tango"* de Carlos Saura*, on la voit dans un extrait du film "Mercado de Abasto" (1955) où elle chante ce tango tandis qu’une actrice essaie, avec peine, de l’imiter !

Les hommes ne sont pas en reste !

Ignacio Corsini* commence à chanter comme payador. Il est enregistré pour la première fois en 1913, la même année que son ami Gardel, son rival aux yeux du public. Plutôt chanteur de charme à la voix de ténor, il chante lors des représentations théâtrales, comme c’est la mode à l’époque. Mais il est aussi comédien et tourne dans plusieurs films. Pour autant, ce n’est pas un noceur, il mène une vie de famille bien rangée.
À partir de 1922, il se consacre entièrement au tango en chantant le premier "Patotero sentimental"
, paroles de Manuel Romero sur une musique de Manuel Jovés. Ignacio Corsini sur un mode romantique chante la nostalgie du temps passé, plutôt que la trahison ou le dépit amoureux, mais sans employer le lunfardo. On lui doit entre autres "Un jardín de ilusión" qu’il chante en duo avec Alda Falcón*, "La pulpera de Santa Lucía", "El adiós" et "Caminito" que par amitié Gardel lui a permis de chanter.

Agustín Magaldi*, l’autre rival de Gardel, a une enfance bercée par les grandes voix de l’opéra de l’époque. Il trouve même l’occasion de suivre un cours de chant avec Caruso. Mais très vite, il revient au répertoire criollo. Il se fait remarquer par Rosita Quiroga* qui le lance à la radio, ils enregistrent quelques disques ensemble. En 1925, âgé de 27 ans, il chante en duo avec Pedro Noda* des zamba, vals ou canción criolla, mais se réserve les tangos, accompagné à la guitare. Parfois les thèmes qu’il interprète vont à l’encontre de ceux habituellement évoqués, cette fois l’homme n’est plus un macho ni la femme responsable de tous ses malheurs, comme dans "Paciencia" , "Levanta la frente" ou "Libertad".
Sa mort prématurée en 1938, alors qu’il est une “Idole du tango”, est un nouveau coup dur pour les Porteños qui ne se sont pas encore remis de la mort de Gardel.

Carlos José Pérez dit Charlo*, bien que né dans une ferme de la Pampa, une fois établi à Buenos Aires, acquiert une prestance citadine digne de la haute société et passe même pour être un peu dandy. Il est tout autant pianiste, compositeur que chanteur. Mais ses débuts sont difficiles, étant dans l’ombre des Gardel, Corsini et Magaldi. Toutefois, il enregistre son premier disque en 1925, puis chante avec les orchestres de Francisco Canaro* et de Francisco Lomuto*. Tout comme beaucoup d’autres musiciens et chanteurs, il joue aussi dans plusieurs films du début du parlant. Charlo interprète les grands poètes du tango, la plupart lui ont écrit des textes, tels Pascual Contursi*, Cátulo Castillo*, Enrique Cadícamo* ou Homero Manzi*. Il mène bien sa carrière et la partage entre le cinéma, les concerts et des tournées – triomphales aux Amériques et en Europe, carrière qu’il continuera jusqu’à la fin des années soixante. Nous lui devons la très belle interprétation en 1936 de "Nostalgias" et, dans les années cinquante, avec une orchestration romantique typique des chanteurs de charme, les compositions musicales de "Ave de paso" sur un texte de Cadícamo, "Sin lágrimas" sur un texte de Contursi, "Oro y plata" sur un texte de Manzi. À écouter aussi "El choclo", "Esta noche me emborracho" , "Don Juan", "Mi noche triste" ou encore la milonga "No hay tierra como la mia" toujours présente dans les milongas…

Hugo del Carril* a vingt-deux ans à la mort de Gardel, une voix de baryton, un style gardelien. Mais s’il interprète le répertoire de Gardel, il n’arrive pas, aux yeux du public, à le remplacer. Ce sera quand même lui qui incarnera le rôle dans le film "La vie de Carlos Gardel", en 1939.
Il chante déjà dès l'âge de treize ans, souvent en compagnie de son ami Floreal Ruiz et il fait bien sûr ses débuts à la radio, tant comme annonceur que comme chanteur. Puis, il chante avec des orchestres, entre autres celui de Edgardo Donato*. Avec sa voix de baryton, assez inhabituelle pour l'époque, des thèmes comme "Nostalgias"
, "Yira, yira" ou "Adiós muchachos" prennent une autre dimension.
Dès 1937, il fait du cinéma. Il rencontre le succès et petit à petit l’acteur remplace le chanteur, il devient lui-même réalisateur et producteur.
Enfin, ses convictions politiques bien arrêtées lui vaudront en 1955 une peine de prison et l'opprobre de son milieu professionnel.



 


Proposition d'écoute

Carlos Gardel
"Volver"   (1935)      /cd2 - plage 30/
"Mi Buenos Aires querido"   (1934)      /cd1 - plage 3/
"Yira yira"   (1930)      /cd1- plage 11/

         Album "The very best of Carlos Gardel"     Réf.:  Disconforme  CDX7706     (MG4512)

Rosita Quiroga
"Viejo coche"   (1926)      /plage 5/
         Album "Apologia tanguera"      Réf.: El bandoneón  EBCD 70     (MG6405)

Azucena Maizani 
"Yira yira"   (1930)      /plage 5/

         Album "Remigio"      Réf.: El bandoneón  EBCD 147     (MG5301)


Mercedes Simone
"Cantando"   (1931)      /plage 9/
         Album "Las damas del tango 1909-1946"     Réf.: El bandoneón  EBCD 93     (MG2240)

Libertad Lamarque
"Besos brujos"   (1937)      /plage 21/
         Album "¡Soy un arlequín! Tango Ladies 1923-1947"      Réf.: Harlequin  HQCD 98     (MG2236)


Ada Falcón 
"Te quiero"   (1932)      /plage 14/
         Album "Ada Falcón"      Réf.: El bandoneón  EBCD 29     (MG4130)

Tita Merello
"No es por hablar mal"   (1929)      /plage 4/
         Album "Arrabalera"      Réf.: El bandoneón EBCD 59     (MG5600)


Ignacio Corsini
"El adíos"   (1938)      /plage 4/
         Album "El adíos"     Réf.: El bandoneón  EBCD 127     (MG3753)

Agustín Magaldi
"Levanta la frente"   (1936)      /plage 3/
         Album "Honor Gaucho"     Réf.: El bandoneón  EBCD 117     (MG5226)

Charlo
"Nostalgias"   (1936)      /plage 1/
         Album "Nostalgias"     Réf.: El bandoneón  EBCD 7
7    (MG3542)

Hugo del Carril
"Indiferencia"   (1938)      /plage 5/
         Album "El porteñito"
    Réf.: El bandoneón EBCD 62     (MG3870)