La Guardia nueva et le Décarisme

… ou les évolutionnistes et les traditionalistes


1920 : les nations émergent de la boucherie de la Première Guerre mondiale.

Durant les années vingt, l’Argentine, en pleine prospérité, accueille un flux important d’immigrés : deux millions d’Italiens, d’Espagnols et de Français.
Le tango a conquis les classes aisées non seulement de Buenos Aires et de Montevideo, mais aussi des grandes villes argentines. Il profite aussi du soutien du Président de la République, Marcelo T. Alvear.
Outre les enregistrements phonographiques, la radio se révélera un vecteur important pour la diffusion du tango. Tous les musiciens et les chanteurs y passent obligatoirement et certains mêmes ne se produiront qu’à travers ce média plutôt qu’en public. 



À Buenos Aires, les orchestres jouent dans le centre et dans les quartiers de banlieue, non seulement dans les cafés, les guinguettes et les cinémas populaires, mais aussi dans les cabarets les plus chics, dans les théâtres et animent les bals organisés par la bourgeoisie. Les gens y vont écouter leurs orchestres favoris, ou se rendent, s’ils veulent danser, dans les dancings ou dans les salones de baile, plus élégants. Un des plus célèbres établissements est le Nacional Café, ouvert en 1916 rue Corrientes; il accueillera les plus grands musiciens durant quarante ans. D’autres cabarets s’ouvrent et portent des noms évoquant Paris; les prostituées s’annoncent françaises et si elles ne le sont pas, adoptent un nom francisé.
Les cabarets brassent des personnes de tous les milieux sociaux sans cloisonnement : tant les hommes de la haute société que ceux des classes moyennes dansent avec des jeunes femmes souvent d’origine modeste ou pauvres. Ces milongueras (danseuses) ou ces milonguitas (entraîneuses) ne rêvent que de quitter leur conventillo et devenir riches. Plusieurs tangos reprennent ce thème :  "Milonguera", "Milonguita", "Griseta" ou "La mina del Ford".
Mais les hommes qui veulent danser avec les meilleures danseuses doivent se montrer à la hauteur, ils s’exercent donc entre eux, entre rivaux… et on est d’autant plus viril que l’on danse bien le tango !

 À titre d'anecdote, voir l'onglet Thématique/Chronique "Partitions".

Ce tango est cependant différent de celui de ses origines populaires. Tant par la danse que par la musique : les pas sont plus codifiés, les figures sont moins provocantes et la musique est plus édulcorée, mais aussi plus élaborée.
Ces changements donnent deux écoles : celle des évolutionnistes et celle des traditionalistes. Cette dernière produit une musique plus rythmée et dédiée à la danse ; tandis que la tendance évolutionniste recherche une meilleure orchestration aboutissant à une musique plus complexe, plus construite. La taille des orchestres aussi est différente : alors que l’école évolutionniste s’en tient au sextuor, l'orquesta típica, par contre les traditionalistes, Francisco Canaro*
en tête, multiplient les instruments, allant jusqu’à des formations d’une quarantaine de musiciens… plus les chanteurs !

Roberto Firpo*, qui a commencé sa carrière à l’époque de la Guardia Vieja, a préparé le terrain de ce qui sera appelé la révolution décaréenne. Musicien confirmé, ses compositions donnent plus de place à la mélodie, avec un piano qui marque le rythme tout en ornementant cette mélodie.
Dans la même voie, Enrique Delfino* est l'initiateur du tango romanza : mélodie, envolée lyrique et musicalité épurée. Il est l'auteur de deux tangos renommés "Sans souci" et "Re fa si", mais aussi de "Bélgica" créé fin 1916 à Montevideo !



Julio De Caro* est l’aboutissement de cette (r)évolution qu’est ce tango de salon. Il revendique le tango comme une musique à part entière et non seulement pour accompagner le chant ou la danse. La musique passe de la tradition (jouée d'oreille, a la parilla) aux partitions. Les musiques sont écrites ou réécrites avec des règles d’orchestration, utilisant des effets de polyphonie et de contrepoint, tout en tirant parti des grandes possibilités qu’offre le bandonéon.
Il valorise l'orquesta típica – initié par Vicente Greco* et agrandi par Roberto Firpo – composée de deux bandonéons, deux violons, une contrebasse et un piano pour la rythmique.
 Au cours de l’interprétation des morceaux, les violons et le piano deviennent tout à tour solistes. De plus il introduit dans ses morceaux des effets innovants récoltés un peu chez tout le monde, telle la chicharra (la cigale) produite par l’archet frotté entre le chevalet et le cordier, si typique du tango.

Julio De Caro, jouant d’un curieux violon équipé d’un cornet (violín-corneta), et son frère Francisco, compositeur et pianiste, composent une musique au rythme plus calme dont les mélodies, plus sentimentales, conviennent aux violons. De plus, des variations musicales sont introduites dans la partie bandonéon, pour donner aux danseurs le temps de faire des figures. En exemple, "Quejas de bandoneón", "Recuerdo" ou "El malevo". Variations utilisées aussi plus tard par Aníbal Troilo* ou Astor Piazzolla*.
 Toutefois, si Julio De Caro prend une telle place dans l’histoire du tango, c’est aussi grâce aux musiciens renommés qui font partie de son orchestre. Notamment Juan Carlos Cobián*, autre initiateur de la révolution décaréenne et créateur du tango romanza (tango instrumental destiné à l’écoute plus qu’à la danse), Francisco De Caro*, les bandonéonistes Pedro Laurenz* et Pedro Maffia*, sans oublier Anibal Troilo, Carlos et Alfredo Marcucci* ou encore Ciriaco Ortiz*.



Parmi les compositeurs de l’époque, retenons surtout d’une part Juan Carlos Cobián avec des titres comme "Nostalgias", "Los mareados", "Mi refugio", "Mal camino" aux allures de jazz, "Nieblas del Riachuelo" ou "Rosa carmin" et d’autre part Juan De Dios Filiberto* avec "Quejas de bandoneón", "Clavel del aire", "Malevaje". De Roberto Firpo, nous retiendrons les compositions de "Sentimiento criollo" et "El amanecer"; de Pedro Laurenz "Milonga de mis amores" ; de Pedro Maffia "Taconeando". Si Julio De Caro est plus interprète que compositeur, nous lui devons cependant quelques créations, comme "El monito", "Mala junta", "Boedo" ou "Guardia vieja".

D’un autre côté, Osvaldo Fresedo* est d’une égale importance dans cette seconde génération du tango. Tant Canaro que De Caro participent à ses débuts. Lui aussi innove dans les effets d’orchestration, laissant les musiciens improviser leurs solos et se perfectionnant lui-même au bandonéon. En plus, Fresedo introduit d’autres instruments, harpe, vibraphone et instruments à percussion, ce qui permet au pianiste d’avoir un jeu plus élaboré que de simplement marquer le rythme. En 1919, il se rend aux États-Unis et enregistre plusieurs disques, dont — son intérêt marqué pour le jazz — deux avec Dizzy Gillespie*. Non seulement, il est un acteur de sa génération, mais de plus il évoluera avec tous les courants d’avant-garde jusqu’en 1981, allant même jusqu’à interpréter des tangos de Piazzolla, au grand dépit de ses collègues. On lui doit, parmi d’autres compositions,  "Vida mia", "El once", "Pampero" ou encore "El espiante". 



Les grands interprètes et compositeurs du courant traditionaliste sont Francisco Lomuto*, Francisco Canaro, puis plus tard Juan D’Arienzo*, Rodolfo Biagi* et Alfredo De Angelis* parmi les plus importants.


La carrière de Francisco Canaro débute en 1910 avec Vicente Greco, puis avec Roberto Firpo. Il crée ses propres orchestres et continuera à jouer jusqu’à la fin des années cinquante, cumulant succès et déconvenues. En 1925, il part à la conquête de Paris, mais il n’y restera que deux ans : la place est déjà prise par Manuel Pizarro* !
Puis, vers la fin de sa carrière, il donnera dans la démesure avec des compositions de tangos symphoniques ou de tangos fantasias. Il reçoit malgré cela la consécration en accompagnant le président d’Argentine au Japon; il en profitera pour faire la tournée des grandes villes.

Son style bien marcado est fait pour la danse. Nous lui devons plusieurs compositions souvent encore jouées, comme "El internado", "Sentimiento gaucho", "La ultima copa", "El opio", "Adiós Pampa mia"…



Francisco Lomuto, l’homme souriant, est autant chef d’orchestre que compositeur, producteur de films ou d’émissions de radio. Preuve de son succès, même Carlos Gardel chante et enregistre ses tangos : "Muñequita" et "Nunca más" par exemple. Lomuto anime aussi des croisières de luxueux transatlantiques. Et lorsque le jazz commence à concurrencer le tango, il incorpore des saxophonistes à son orchestre. Tango et jazz sont joués en alternance et les saxophonistes remplacent les bandonéonistes sur l’estrade de l’orchestre.
 Toujours très actif, il crée la Société Argentine des Auteurs et des Compositeurs de Musique pour faire respecter les droits d’auteurs de tous ses collègues.



En 1925, une grande formation voit le jour : l'orquesta típica Victor*. Cet orchestre ne jouera jamais en public, la seule intention de la compagnie Victor est de contrer les autres compagnies de disques. Le répertoire est essentiellement musical et orienté vers les danseurs. Tous les grands musiciens de l’époque en feront partie à un moment ou l’autre.




 

École évolutionniste

Sextuor : deux bandonéons, deux violons, contrebasse et piano.

Principaux interprètes : Julio De Caro, Osvaldo Fresedo, Juan Carlos Cobián, Roberto Firpo, Pedro Maffia, Enrique Delfino, Cayetano Puglisi*. 



 

École traditionaliste 


Sextuor auquel sont ajoutés à l’envi trois ou quatre bandonéons et violons, clarinette, tambour et cornet à piston.
Principaux interprètes : Francisco Canaro, Francisco Lomuto, Anselmo Aieta*, Edgardo Donato*,
Roberto Zerillo*, Juan De Dios Filiberto.

 

Les interprétations de l’époque

"El choclo"              par Francisco Canaro*                 


"La Cumparsita"   par Roberto Firpo*                       


"Hotel Victoria"     par Roberto Firpo*                       

"Recuerdo"              par Julio De Caro*                         

"El entrerriano"    par Osvaldo Fresedo*                  

"El porteñito"         par l'orquesta típica Victor*      

"El malevo"            par Julio De Caro*                        

 



Proposition d'écoute
 

Évolutionnistes :

Roberto Firpo
> par rapport au compositeur et au jeu de piano :
"El amanecer"    (1936)    /plage 01/
        Album   ''Alma de bohemio''     réf. : El bandoneón EBCD 008     (MG4240
        mieux:     version 1928      réf. : A.M.P. CD-1255 voir le site Tango.info

Enrique Delfino avec orquesta típica Victor
> il est l'initiateur du "tango romanza", ce qui veut dire envolées lyriques !
"Re Fa Si"    (1927)    /cd1 -plage 14/
        Album   "La historia del tango - vol.1 las orquestas"     réf. : Maestros del tango argentino BMT 1001    (MG2187)

Julio De Caro
> à propos des variations :
"Quejas de bandoneón"    (1927)    /plage 12/
"Gallo ciego"    (1927)    /plage 13/
"Recuerdo"    (1927)    /plage 09/
        Album   ''Todo corazón''     réf. :  El bandoneón EBCD 083     (MG3811)
"Copacabana"    (1927)    /plage 02/
        Album   ''Julio De Caro 1926-1932''     réf. : Harlequin HQCD 143     (MG3813)

Osvaldo Fresedo
> à propos des solos des musiciens :
"El espiante"    (1927)    /plage 09/
"Arrabalero"    (1927)    /plage 07/
        Album   ''Arrabalero''     réf. : Maestros del tango argentino BMT 024     (MG4317)

Juan Carlos Cobián
> comme compositeur :
"Mal camino"    (1928)    /plage 11/
        Album   ''Juan Carlos Cobian y su orquesta 1926-1928''     réf. : El bandoneón EBCD 132     (MG3565)

 

Traditionalistes :

Francisco Lomuto, canta Alberto Acuña
> comme compositeur :
"Muñequita"   (1918)      /plage 12/
        Album "Amor y celos - Francisco Lomuto y su orquesta tipica, 1927 – 1938"     Réf. : El Bandoneón  EBCD 080     (MG5091)

Francisco Lomuto
> par rapport à l'influence du jazz :
"Hay que aprender a bailar"   (1931)     /plage 11/
        > ce n'est pas un tango, mais bien un fox !
        Album "Amor y celos - Francisco Lomuto y su orquesta tipica, 1927 – 1938"     Réf. : El Bandoneón  EBCD 080     (MG5091)

Francisco Canaro
>comme compositeur :
"El chamuyo"    (1927)     /cd1 -plage 07/
        Album "Las grandes orquestas de tango - Francisco Canaro"     Réf. : Maestros del tango argentino  BMT 601

Francisco Canaro
"Entrada prohibida"  (1927)     /plage 01/
        Album  "Adios muchachos, 1926 – 1938"     Réf. : Harlequin  HQCD169     (MG3160)

Francisco Canaro, canta Roberto Maida
"Milonguita"    (1936)     /plage 13/
        Album "Francisco Canaro y su orquesta tipica, 1927 – 1939"     Réf. : éd. Maestros del tango argentino  BMT 026     (MG3158)

Edgarto Donato
> comme compositeur :
"El acomodo"   (1933)     /plage 03/
        Album "Edgarto Donato y sus muchachos, 1932 - 1939"     Réf. : éd. El bandoneón"  EBCD 088     (MG4096)