Les origines du tango et la Guardia vieja

Origines européennes


Au 19ème siècle, l’Argentine gardait toujours des liens étroits avec l’Europe, tant culturels qu’économiques. Au début de ce siècle, la valse y est tout aussi prisée qu’en Europe. Polka, mazurka et autre scottish sont également appréciées. Se mêlant à la habanera d’origine cubaine et espagnole, elles donnent la milonga dans les années 1870. Cette dernière est très populaire dans les quartiers pauvres où vivent les immigrés et les ex-gauchos. Parmi eux, des payadores, chanteurs ambulants de la Pampa, dont le répertoire à la gloire nostalgique de ce qu’étaient les gauchos amène aussi une influence. Les immigrés se réunissent le soir dans les patios des conventillos pour chanter leur solitude et la nostalgie du pays quitté. Mais d’autres endroits plus festifs sont aussi fréquentés : les rues, guinguettes, cafés, cabarets et… bordels.

Origines africaines

Le terme tango pourrait être d’origine centre-africaine, amené par les esclaves du Congo, dont l’étymologie signifie lieu fermé”. Mais il pourrait être aussi l’onomatopée du son d’un tambour. Il devient ensuite, en Amérique latine, le nom du lieu où les Noirs se réunissent pour danser le candombé. De là, ils s’en inspirent peut-être pour codifier les pas, ce qui amènera la milonga.

Il se peut aussi que les compadritos (un genre de dandy m'as-tu-vu et bagarreur) aient cherché à imiter le candombé des Noirs. Ils en modifient les pas, les cadences et le comportement des danseurs : danser ensemble plutôt que face à face.

Autre hypothèse encore, filiation par les gauchos, dont le comportement bagarreur et le couteau facile auraient amené les adversaires à tourner l’un autour de l’autre…



Et donc, vers 1870, la danse “nègre” devient une danse des Blancs, mais sans avoir encore les lettres de noblesse !
 Puis en 1874 apparaissent les premiers indices de l’existence du tango : des soldats en campagne chantent les couplets de "El Queco" (Le Tango, Horacio Salas, éd. Babel 111, p. 65).

De toutes ces origines possibles, autant imprécises que plurielles, émerge une façon de danser et de jouer une musique. Les principaux ingrédients sont déjà réunis : nostalgie, fierté, sensualité, mais aussi esprit festif.
 Ce tango du début relève du rythme à deux temps de la milonga, avant de prendre celui caractéristique du tango. Toutefois, l'un ne remplace pas l'autre, les deux se côtoient.

Les instruments en sont la guitare, la mandoline (rapidement délaissée), le violon et la flûte (remplacée par le piano lorsque le tango entre dans des lieux fermés).
Les musiciens, jouant principalement d’oreille, se réunissent en trio ou en cuarteto, voire en quinteto.

Des textes improvisés et à connotation sexuelle accompagnent parfois la musique. Ainsi, "Dame la lata" qui est écouté en 1888 dans les maisons closes ou "Bartolo" en 1890 (Le Tango, Horacio Salas, éd. Babel 111, p. 65). Mais la bienséance et le contrôle du pouvoir
en place en font changer le titre et les paroles. Par exemple, "La concha de la Lora" (la chatte de Laura) qui s’écrit "La c… de la L…" devient "La c…ara de la l...una"* (La face de la lune).



À la fin du siècle, le tango, venant des academias de baile (lieux où initialement dansaient les Noirs) et de la rue avec les bals populaires, rentre dans les maisons de bal, les cabarets et les cafés spécialisés appelés piringundín (on y achetait une fille pour une danse… et parfois plus !) au grand dam des classes bourgeoises bien pensantes qui refusent de fréquenter ces quartiers. Encore que les fils de bonne famille vont en douce s’y encanailler !


Ces lieux soit-disant “mal
famés” deviennent un vecteur de développement du tango, comme ils l’ont été à la Nouvelle-Orléans pour le jazz. L’orgue de Barbarie et l’enregistrement sur rouleau de cire, puis sur disque, favoriseront également son essor.


Parmi les premiers titres connus, "El entrerriano"* de Rosendo Mendizábal, 1897; "Don Juan"* de Ernesto “Pibe” Ponzio, un des premiers tangos chantés ; "El sargento Cabral" de Manuel Oscar Campoamor, il a écrit aussi la musique de "La c…ara de la l…una".





 

La Guardia vieja



Une deuxième génération de musiciens/compositeurs arrive : ils sortent des académies et écrivent des musiques sur lesquelles des danseurs tout aussi professionnels dansent dans les boîtes de nuit, les cabarets ou les théâtres. La musique se répand largement grâce à l’invention du phonographe. À ses côtés, l’orgue de Barbarie joue un rôle aussi important en propageant les airs à la mode de rues en rues; airs dont les partitions imprimées sont largement diffusées.
La musique est moins improvisée qu’au siècle précédent; les thèmes, souvent anonymes et venant du fond culturel multiethnique, sont repris et baptisés “tango” après quelques arrangements musicaux. Les tangos archi-connus "El choclo"
* (1903) et "La Cumparsita"* (Montevideo, 1916) sont écrits à cette époque.



Le tango reste un phénomène essentiellement urbain – tango porteño; il se développe à la fois des deux côtés du Rio de la Plata, à Buenos Aires et à Montevideo, avant de se répandre dans toutes les villes d’Europe, à commencer par Paris.

Un musicien et parolier représentatif de cette époque est Angel Villoldo*. Un pied à la campagne et un pied à la ville : autant payador que compositeur de tango - c’est lui qui a composé "El choclo"
ou parolier il a écrit les paroles de "La morocha", un des premiers tangos chantés sur la musique de Enrique Saborido. En 1907, Angel Villoldo va à Paris avec Alfredo Gobbi (à ne pas confondre avec un autre Alfredo Gobbi*, son fils violoniste) et l’épouse de ce dernier et ils enregistrent quelques disques.



Le tango prend son essor : la musique se stabilise tout en s’enrichissant, surtout grâce à l’apport fondamental du bandonéon et du tango canción. La danse devient moins agressive et moins érotique : étant plus stylisée, elle est acceptée presque partout, sauf encore par la haute société. Sauf aussi par le clergé; encore que le pape, ayant demandé à voir, ne la condamne pas, tout en conseillant de danser plutôt une danse de sa Vénétie natale… Du moins, c’est ce que raconte la légende !
 Les tangos se jouent dans les cafés et les théâtres du quartier de La Boca (le berceau du tango!) et d’ailleurs. Et bientôt ils s’écoutent plus qu’ils ne se dansent : «la musique monte des pieds à la tête».

Autre fait marquant, des musiciens deviennent des personnalités dont les enregistrements sont arrivés jusqu’à nous.
Par exemple, rappelons le pianiste Anselmo Rosendo Mendizábal ("El entrerriano") et le violoniste Ernesto Ponzio ("Don Juan"); des bandonéonistes tels que Juan “Pacho” Maglio, le premier à enregistrer sur disque, Genaro “Tano” Esposito et Eduardo Arolas surnommé “El Tigre del Bandoneón”; des chefs d’orchestre comme Vicente Greco (bandonéon), Roberto Firpo (piano) ou Francisco Canaro (violon). Ce dernier, surnommé “Pirincho”, marquera les décennies suivantes jusque dans les années cinquante en adaptant son style à la mode de l’époque.


Les danseurs se professionnalisent aussi,­­­ le plus marquant étant Ovidio Bianquet – “El Cachafaz”, tout en exerçant parfois plusieurs professions, comme par exemple Enrique Saborido, aussi musicien.


Enfin, des compagnies d’enregistrements phonographiques, en plein essor, s’installent à Buenos Aires. Les orchestres sont enregistrés et des milliers de disques sont gravés. Leur vente est un élément important de la diffusion du tango, tant nationale qu’internationale.

En 1911, Vicente Greco est enregistré avec son orchestre composé de deux bandonéons, deux violons, piano et flûte; ce premier sextuor deviendra plus tard
en changeant la flûte contre la contrebasse l'orquesta típica développé par Roberto Firpo.


Tangomania à Paris : la moitié de la ville frotte l'autre !

Ainsi le tango gagne petit à petit toute la ville, il est déjà bien installé dans le centre. Seuls les quartiers bourgeois résistent.


Parallèlement, le tango envahit Paris et Londres et provoque très vite une tangomania !
Les Parisiens sont, à cette époque, friands d’exotisme. Et en 1913 plus précisément, tout est tango, des habits aux boissons, en passant par la couleur.
La haute société s’y adonne sans vergogne ; «la moitié de la ville frotte l’autre» écrira le caricaturiste Sem et la comtesse Mélanie de Pourtalès de murmurer à son voisin : «Doit-on vraiment le danser debout ?» (¡ Tango ! p. 76).
Toutefois, la danse est devenue édulcorée : tango liso ! Des Argentins traversent l’Atlantique et enseignent la danse sur la musique jouée par des orchestres tout aussi argentins. Sous l’impulsion de ces
professeurs, les pas se codifient, les figures deviennent décentes (Plisson, p. 74).



En 1914, début de Première Guerre mondiale, les Argentins rentrent au pays. Sur le plan économique, l’Argentine prospère : elle envoie viande et blé en Europe. La haute société portègne, imitant celle de Paris, finit par accepter cette musique et cette danse : c’est bon puisque cela vient de Paris. Le tango commence à faire partie intégrante de l’identité portègne, toutes classes sociales confondues.
Déjà des tentatives avaient eu lieu pour faire accepter le tango par les classes aisées; ainsi le baron Antonio Roca organisa en 1912 une nuit du tango au Palais des Glaces et en 1913 un festival de trois jours au théâtre du Palace, soutenu par un comité de dames patronnesses et pour lequel le baron demanda aux danseurs d’éviter les figures osées. On demanda aussi à Francisco Canaro, la première fois qu’il joua avec son orchestre dans une réception, de prévenir ses musiciens de ne pas embêter les jeunes filles, ni se saouler…



Les principaux noms de l’époque :

Eduardo Arolas*, Tano Genaro*, Roberto Firpo*, Vicente Greco*, Juan “Pacho” Maglio* et déjà Francisco “Pirincho*” Canaro* !



Discographie :

Pour une écoute générale de cette période, les deux albums "Homenaje a la Guardia Vieja del tango"  de l'éditeur El Bandoneón (MG2201 et MG2202) reprenant des enregistrements de 1907 à 1910 et le CD "Las decadas de oro del tango 1910-1920" de l'éditeur Maestros del Tango argentino (MG2253) donneront une bonne idée de ce qu’étaient ces enregistrements historiques.
 




Les interprétations de l’époque :



"El choclo"               par Eduardo Arolas*                                         
                              et par la Banda Policía de Buenos Aires*    


"La cumparsita"    par Ciriaco Ortiz*                                         

"Hotel Victoria"     par Vicente Greco*                                     


"Yunta brava"        par la Rondalla José Vasquez*                   
                             et par la Banda Italo-Argentina*                  


"El Entrerriano"   par Tano Genaro*                                               
                             et par la Estudiantina centenario*               


"El Porteñito"        par la Banda Policía de Buenos Aires*   

"El malevo"            par la Banda Española*                             



Proposition d'écoute

Avant le tango

Peuple Mapuche :
''Mapuche''   Instrumental (Trio de trutruka, kultrung et kadkawilla)    /plage 03/
''Kalfülikan''  (Chanson du jeu du palin ou chueca)    /plage 06/
    Enregistrement ethnique. Musique rurale, pas urbaine.
    Album   ''Indiens Mapuche du sud du Chili''      réf. : Harmonia mundi  HMCD 79        (MI3053)

''Logkonao''    /plage 05/
''Canción de amor''    /plage 07/
     Interprétation contemporaine.
    Album   ''Plata : canciones de origen Mapuche'' de Beatriz Pichi Malen      réf. : Aqua Records  AQ035        (MG6225)

Influence africaine :
''Cuerda de Ansina'' (''Por los que no están'')    /plage 12/
    Musique de percussions, typique de la population noire urbaine du Rio de la Plata.
''Milongón de la mama vieja''    /plage 04/
    Album   ''Musica negra de Montevideo''  enregistrements de 2001      réf. : FONAM 2001 (Montevideo)        (MI8044)

Influence cubaine :
"Habanera"    /plage 04/
"La Paloma"    /plage 22/  
    Il semblerait que cette habanera soit convertie en conga...
    Album   "Bim Bam Bum" - orchestre de Xavier Cugat (enregistrements 1935-1940)      réf. : Harlequin HQCD 014        (ME4860)
                  Pour en savoir plus, un site lui est consacré dont un interview à la fin de sa vie : http://www.xaviercugat.com.   En catalan !

Influence des payadores :
"El taita''     (Zamba 1918)    /plage 06/
    Composé et interprété par Arturo De Nava (1876-1932), "payador", guitariste et danseur.
    Né à Montevideo, fils d'un fameux payador, Juan De Nava.

"La tabla cayó clavada" - Trio Los Nativos   (Ranchera 1928)    /plage 13/
     Compositeur C.F. Bravo. Les membres principaux du Trio Los Nativos (parfois cuarteto et quinteto) étaient :
    Juan Caldarella (1891-1978) d'origine italienne, guitariste et compositeur, et Renzo Massobrio, italien lui aussi, accordéoniste,
    bandonéoniste et compositeur de nombreuses œuvres (valses, rancheras et quelques tangos).

    Album   ''Before the tango''      réf. : Harlequin HQCD 114        (MG2152)